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Monsieur Roman
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26 novembre 2012

Le temps perdu

Peu sûr de sa mémoire, persuadé que les souvenirs sont souvent reconstruits ou même simplement, plus ou moins involontairement, inventés, Maurice Roman cherche sans cesse des preuves de ce qu’il croit savoir de son passé. Aussi ne résiste-t-il pas au plaisir de décrire quelques photographies retrouvées dans son grenier: «Sur la première de ces photos (Maurice 3 juillet 1923), j’ai donc sept mois. Un gros bébé joufflu, bien potelé, ventre rebondi et plissé, assis, nu, sur un petit fauteuil formé de deux coussins, l’un horizontal, l’autre vertical dont on ne distingue bien ni forme ni matière. Le coussin horizontal est recouvert d’un tissu bordé de ce qui semble être de la dentelle ; le coussin vertical, dans la mesure où mon corps le laisse partiellement apercevoir, semble recouvert de ce qui pourrait être une housse faite au crochet. Mais rien de tout cela n’est sûr et personne, aujourd’hui, ne peut me le confirmer. Ce poupon qui se tient assis semble déjà solide sur son siège, la tête ronde, joues pleines, soupçon de cheveux sur le milieu du crâne, petites oreilles semble disproportionnée par rapport au buste. Sa bouche, plutôt petite, est entrouverte comme s’il était saisi par l’objectif en train de babiller. Ses yeux, ronds, assez petits laissent percer un regard vif, curieux, attiré par l’objectif du photographe. Cette attirance est souligné par le geste de la main droite en train de se tendre et de s’ouvrir vers quelque chose que la photo ne montre pas. La main gauche, un peu floue, certainement prise en mouvement, s’est glissée dans son entrejambe dissimulant le sexe. Les pieds aussi semblent en mouvement, les orteils surtout et davantage encore, parce que plus flou, ceux du pied gauche. Tout en lui montre plaisir de vivre et désir de découverte même si, aujourd’hui, rien de cela ne me reste.»

Pourtant, les photographies, elles aussi, sont sujettes à interprétation, si, par leur nature même, elles attestent de l’existence, à un moment précis du passé des objets qu’elles montrent, elles n’en montrent que la surface et ne disent rien du contexte. Seule, par exemple, les inscriptions figurant sur leur dos, et que Maurice attribue à son père, permettent des datations assez précises. Pour le reste, elles cachent autant qu’elles révèlent: «Sur la deuxième photo, celle où j’aurais dix huit mois, je suis assis au bord de ce qui semble être une table recouverte d’un gros tissu — on dirait bien un tissu assez épais —  imprimé, ou brodé, de quelque chose comme des feuillages. Les photos noir et blanc font perdre des informations sur le monde, le mettent à distance, je ne saurai jamais la réalité apparente de ce qui pourrait être une nappe. Le fond, à quelque distance de la table est très «sfumato»: un mur sale ou peint, un tableau, une fenêtre et, si c’est une fenêtre, solution que semble suggérer quelque chose comme le bas d’un cadre que coupe mon dos et, peut-être, la verticale ouverte d’un vantail partant de mon coude gauche pour aller jusqu’au bord supérieur de la photographie; si c’est une fenêtre, elle ouvrirait sur un possible paysage d’eau (mer, lac, océan, étang) et de nuages sur lequel se découpe le haut de mon corps.»

Ce paysage ne peut-être que de fantaisie, la photo est une mise en scène qui ne dit rien de la réalité de cet enfançon ni de ceux qui, vraisemblablement, l’entourent. La recherche obstinée du passé ouvre sur un échec, le temps perdu l’est à jamais ; le temps retrouvé ne peut être qu’une fiction.

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