Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Monsieur Roman
Monsieur Roman
Visiteurs
Depuis la création 2 894
17 octobre 2012

Découvrir le monde

«Je m’ouvrais au monde mais ce monde visible était alors si peu de choses. Au-dessus de ce que j’appris plus tard être mon berceau, un plafond de planches mal jointes d’où, parfois, tombait un peu de poussière et deux êtres, par alternances, qui me devinrent peu à peu familiers. Plus exactement peu à peu émergea du brouillard où je me trouvais une surface vaguement grise, presque uniforme avec de ci de là des tâches plus brunes et des rayures noires mais je ne savais alors ni ce qu’était un plafond, ni ce qu’étaient des planches ni même ce que pouvait être une couleur, pas plus le gris que le noir et il fallut beaucoup de temps pour que tout cela se construisit dans mon cerveau encore informe. Les sons, eux, semble-t-il, s’étaient déjà imposés avant ma naissance et je distinguais les enchaînements agréables — dont j’apprendrais plus tard que c’étaient des chansons — des bruits accidentels, la brutalité et l’inattendu de certains m’amenant même parfois à hurler. Quant aux humains, il paraît que je distinguais d’abord le visage de ma mère. Il est vrai qu’elle m’allaitait et que son approche m’était des plus importantes. C’est d’ailleurs à elle que je réservai ce qu’elle appela «mon premier sourire», révélant à mon père l’annonce de cet événement avec une intonation de joie dans la voix. Puis j’appris, assez vite, à reconnaître mon père dont les bras me prenaient de temps en temps avec une force plus soutenue mais qui ne me nourrissait pas.
Pendant près d’un an, j’ai ainsi passé l’essentiel de ma vie dans un berceau. Et si je ne me souviens pas de cette période pendant laquelle, paraît-il, j’ai appris à babiller, gazouiller, pépier, piailler et sourire, je revois ce berceau comme si j’y dormais encore car, s’il fut le mien, si j’eus l’honneur d’y être le premier Roman, il fut aussi ensuite celui d’Andrée, ma sœur, née deux ans après moi et de Robert, mon frère, qui attendit cinq ans avant de venir au monde. Berceau Charles X, en noyer, chevillé et tourné, en forme de coque de navire, les deux extrémités de la nacelle fixées sur des montants de façon à permettre un ample balancement latéral, reposant eux-mêmes sur un large empiètement assurant une grande stabilité. Un de ces montants, dépassant de plus d’un mètre la coque du berceau même, se termine en tête de cygne sur laquelle ma mère fixait un léger rideau de tulle qui donnait à l’ensemble une certaine élégance.
Ce berceau venait de la famille Mazel, il avait été celui de tous leurs enfants, donc de ma mère et personne ne sachant comment il était devenu leur propriété, une légende — probablement une légende — familiale prétendait qu'il avait été offert à la grand mère de Jules Mazel, servante chez un châtelain des environs dont elle aurait été enceinte. Quelque chose comme un geste de reconnaissance officieuse de ce bâtard, prénommé Étienne, qui ne serait jamais officiellement déclaré comme tel, que je n’ai pas connu mais dont le souvenir me rattache à d’autres histoires plus anciennes.»
Pour Maurice Roman, tout souvenir est romanesque, l’homme se construit autant par ce qu’il vit que par ce qu’il imagine vivre ou avoir vécu, tout être n’est qu’un des fragments d’une infinie chaîne temporelle en dehors de laquelle il n’est rien. Être c’est se souvenir et, dans le même temps, construire de nouveaux moments de mémoire; l’individu n’est pas un être en soi, il est le moment fugace de l’immense mémoire en constitution incessante où s’affirme la primauté du temps continu sur l’instant d’un vécu illusoire.

Publicité
Commentaires
Publicité
Monsieur Roman
Archives
Derniers commentaires
Publicité